Tribune : « L’industrie de l’évasion fiscale se développe grâce au laisser-faire politique, voire avec sa complicité »

Tribune publiée dans le journal Le Monde le 31 mai 2023


Le gouvernement vient d’annoncer un plan antifraude fiscale. Il affiche de belles ambitions mais, hélas, dépourvues de moyens à la hauteur. Or l’enjeu est de taille, car à l’heure où il entend, pour des raisons comptables, repousser l’âge de départ à la retraite de deux années, il faut, plus que jamais, dénoncer l’ampleur de « la (très) grande évasion » fiscale.

Entre 80 et 100 milliards d’euros échappent tous les ans au budget de l’Etat et des collectivités locales du fait de l’évasion et de la fraude fiscales. Si l’on ajoute le montant de la fraude aux cotisations sociales, le manque à gagner global dépasse de loin les 100 milliards d’euros.

C’est très loin devant la fraude aux prestations sociales – de 1 à 3 milliards d’euros – si souvent dénoncée par les pourfendeurs de notre modèle social, toujours prompts à culpabiliser chômeurs et bénéficiaires des minima sociaux et du même coup relativiser l’ampleur de l’évasion fiscale [ces chiffres sont issus du rapport de Solidaires finances publiques, intitulé « La fraude fiscale nuit gravement », publié en novembre 2019].

L’évitement de l’impôt est colossal et il augmente chaque année. Depuis plus de quinze ans, de nombreuses affaires médiatisées ont révélé le caractère non pas marginal et négligeable, mais systémique et considérable de l’évitement de l’impôt en France et à l’international. Ces « affaires » ont mis en lumière l’existence de toute une industrie de l’évasion fiscale qui vit et prospère pour le plus grand profit des multinationales comme de nos concitoyens les plus fortunés. Cette industrie – constituée de grands cabinets d’audit, d’avocats fiscalistes, de banques, de gestionnaires de fortune – se développe grâce au laisser-faire politique, voire avec sa complicité.

Le régime sans fin des politiques d’austérité

A l’heure ou l’ensemble des services publics connaît une crise sans précédent, il est nécessaire de signaler les dégâts de l’évasion fiscale ; dénoncer ses coûts économiques, politiques et démocratiques désastreux pour nos sociétés.

Son coût économique d’abord : les masses considérables d’argent délocalisé dans les paradis fiscaux faussent jusqu’à la pertinence des indicateurs économiques. L’optimisation fiscale, qui, pour l’essentiel, n’est qu’une évasion fiscale légalisée, altère le jeu économique et offre un avantage concurrentiel considérable aux multinationales face aux petites entreprises locales.

Son coût politique, ensuite : il ne peut y avoir de politique publique dans quelque domaine que ce soit (économie, sociale, écologie, éducation, santé, culture, etc.) sans marge de manœuvre budgétaire. Or, l’évasion fiscale prive l’action publique de ces marges et nous condamne au régime sans fin des politiques d’austérité.

Son coût démocratique, enfin : la fraude accroît les inégalités et fracture le pacte républicain. Le manque à gagner pour les finances publiques est compensé par une charge supplémentaire sur les ménages et entraîne une dégradation de la qualité et de la quantité de services publics qui, rappelons-le, sont le patrimoine de ceux qui n’en ont pas. Surtout, la fraude fiscale, a fortiori quand elle concerne ministres ou élus locaux, dégrade année après année le consentement à l’impôt et nourrit la crise démocratique.

Un combat qui nous réunit

Depuis maintenant plusieurs décennies, les gouvernements successifs déclarent faire de la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales une priorité. Force est de constater que le bilan des quelques mesures prises est dramatiquement insuffisant. Loin des déclarations tonitruantes d’un Nicolas Sarkozy en avril 2009, les paradis fiscaux et l’évasion fiscale demeurent un rouage essentiel de la mondialisation néolibérale, accroissant les inégalités, détruisant l’Etat social, augmentant par le chantage de la dette la prise de pouvoir des marchés financiers sur nos sociétés.

Et ce n’est pas le récent accord sur l’imposition des multinationales qui viendra changer la donne : le taux de 15 % sonne comme une imposition non pas « minimale », mais « a minima ». Il montre le chemin à suivre pour des Etats engagés dans la spirale infernale de la concurrence fiscale : poursuivre la baisse du taux de l’impôt sur les sociétés, aggraver l’injustice fiscale et se contenter de cet accord alors que l’évitement de l’impôt se complexifie et se généralise.

« La (très) grande évasion » fiscale se développe encore et avec toujours un temps d’avance sur des mesures qui échouent à seulement endiguer le phénomène. Pire, elle croît dans un contexte où les réformes fiscales profitent majoritairement aux plus riches et où les administrations fiscales perdent des emplois – et voient donc leur capacité à combattre la fraude réduite. Ce phénomène emporte avec lui les moyens de mieux vivre ensemble, et hypothèque chaque jour un peu plus nos capacités à faire face aux enjeux écologiques.

Pour tous ceux et celles qui ont à cœur la défense de notre modèle social, pour tous ceux et celles qui ont à cœur la réduction des inégalités, pour tous ceux et celles qui considèrent l’urgence de la transition écologique, il y a un combat qui tous et toutes nous réunit : en finir avec « la (très) grande évasion » fiscale. Qu’elles portent sur la coopération internationale ou les moyens juridiques, matériels et humains, les propositions réalistes et efficaces ne manquent pas : reste à avoir, en France et dans les autres pays, une réelle volonté politique pour les mettre en œuvre.

Premiers signataires : Antoine Deltour, lanceur d’alerte ; Vincent Drezet, porte parole d’Attac France ; Cécile Duflot, directrice générale d’Oxfam France ; Simon Duteil, codélégué de l’Union syndicale Solidaires ; Ophélie Gath, membre de la coordination de l’Observatoire de la justice fiscale d’Attac France ; Murielle Guilbert, codéléguée de l’Union syndicale Solidaires ; Eva Joly, avocate, ancienne juge d’instruction pour les affaires financières, ancienne députée européenne ; Yannick Kergoat, réalisateur du film « La (Très) Grande Evasion » (2022) ; Denis Robert, journaliste ; Alexis Spire, sociologue, directeur de recherche au CNRS, enseignant à l’Ehess ; Benoît Teste, secrétaire général de la Fédération syndicale unitaire.